Un ouvrage collectif : « Anarchic solidarities » – « Solidarités anarchiques. Autonomie, égalité et compagnonnage en Asie du Sud-est ».

C’est un des grands intérêts du recueil d’articles « Anarchic solidarities » que d’avoir mis en valeur l’existence de ces sociétés d’essarteurs et de chasseurs-cueilleurs égalitaires des Philippines, de Malaisie ou Bornéo, en développant l’analyse des mécanismes sociaux particuliers qui entretiennent la cohésion dans ces communautés. Des communautés dans lesquelles, par ailleurs, de nombreux facteurs concourent à la dispersion de leurs membres : un habitat très dispersé, une faible démographie, des groupes faiblement structurés et de petite taille (fréquemment des hameaux de 15 ou 20 individus et des bandes de 20 à 30 personnes chez les chasseurs-cueilleurs), et des cultures dans lesquelles l’autonomie individuelle est fortement valorisée.

En 2009, une journée d’étude a réuni une dizaine des meilleurs spécialistes de ces cultures, à l’initiative de Charles Macdonald et de Kenneth Sillander, pour aboutir ensuite à la publication de ce livre, non traduit en français. Ces chercheurs y développent donc une interrogation sur les divers types de pratiques et les « mécanismes » alimentant les valeurs et les pratiques de solidarité et d’entraide importants existant dans ces communautés. Ceci pour tenter de mieux comprendre et rendre compte des logiques et modes de fonctionnements souvent subtils qui y sont à l’œuvre – par exemple par les façons dont sont conçus et organisés les relations de parenté « inclusives » (c’est-à-dire dans lesquels vous êtes presque systématiquement nommé et considéré comme un parent), par des pratiques de coopération agricole, de redistribution alimentaire fondées sur des valeurs et une logique de partage systématisée, ou plus généralement une éthique de solidarité, des valeurs altruiste, etc.

Le point commun et point de départ de l’ensemble de ces analyses porte sur le constat de fluidité de la vie sociale de ces populations, et se base sur la notion « d’agrégation ouverte » : « Le concept d’agrégation ouverte, qui fait référence à la facilité avec laquelle les relations sociales et les groupes se forment et se dissolvent dans ces sociétés […] a servi de concept clé » (p. 2) réunissant ces chercheurs. Mais ceux-ci pointent d’autres caractéristiques de ces groupes ethniques faiblement corporés (c’est-à-dire sans aucun type de « groupes sociaux » permanents existant en leur sein), comme les formes d’égalitarisme qui y existent. Ce volume met tout particulièrement et très nettement en évidence le fait que parmi les sociétés aux fonctionnements égalitaires  d’Asie du Sud-Est insulaire  figurent non seulement des chasseurs-cueilleurs mais aussi des cultivateurs sur brûlis. Il marque ainsi une avancée sur ce sujet classique de questionnement anthropologique qu’est l’égalitarisme – sujet particulièrement renouvelé ces dernières années -, des relations sociales largement égalitaires étant généralement identifiées et attribuées seulement dans les populations de chasseurs-cueilleurs. Ces contributions interrogent ainsi les raisons de cet égalitarisme, de ces pratiques égalitaires (de partage, d’entraide, d’autonomie personnelle, …), celles-ci étant généralement attribuées aux conditions de vie particulières qu’impose et entretient un mode de subsistance fondé sur la chasse et la cueillette, nécessitant de vivre en petits groupes mobiles, nomades, ayant très peu de biens matériels et presque pas de possessions personnelles pour pouvoir se déplacer, ne stockant pas de nourriture, etc. Si ce type de socialité, ces idéologies ou cette éthique ne sont pas seulement liées à un mode de subsistance spécifique, alors il faut aussi aller chercher du côté du politique ou de l’éthique, de la conscience ou encore d’un intérêt en soi pour ces types de relations.

Sillander et Gibson écrivent ainsi dans leur introduction au livre : « Ce volume rapproche un certain nombre de sociétés normalement placées dans des cadres d’analyse distincts, en fonction de leurs modes de subsistance traditionnels : chasseurs-cueilleurs nomades, cultivateurs itinérants, nomades de la mer et paysans intégrés dans une économie de marché. Les auteurs se sont rencontrés parce qu’ils ont conclu que ces sociétés partagent quelque chose de plus fondamental : un mode de socialité qui maximise l’autonomie personnelle, l’égalitarisme politique et des formes inclusives de solidarité sociale », qui sont étonnamment similaires et convergents.

« L’autonomie personnelle y est maintenue dans une logique « d’agrégation ouverte », dans laquelle tous les groupes au-delà de la famille domestique sont vaguement définis, éphémères, et faiblement corporés, et dans laquelle les appartenances sont fluides, électives, et s’entremêlent. L’autonomie politique est maintenue en occupant des zones difficiles à administrer pour les États, comme les montagnes, les marais et la haute mer. L’égalité économique est maintenue par l’utilisation de techniques de subsistance qui nécessitent peu de capital physique accumulé [peu de force de travail collective, ndt.]. En bref, les membres de ces sociétés se caractérisent par un fort engagement envers la solidarité tout en défendant un large degré d’autonomie personnelle. Ils ont pratiqué pendant des générations des formes d’anarchie politique et de solidarité sociale qui n’apparaissent dans de nombreuses autres  sociétés que dans des mouvements millénaires évanescents ou comme idéaux utopiques » (p. 1).

« La persistance de sociétés fondées sur ces principes dans toute l’Asie du Sud-Est jusqu’au 21ème siècle présente une sorte de paradoxe, puisque cette région a été dominée pendant des siècles par des sociétés fondées sur la servitude pour dettes, l’extraction de tributs et la hiérarchie sociale » (p. 7).

« Les groupes dont il est question dans cet ouvrage se définissent non pas par leurs traditions culturelles distinctes, mais par un mode de vie particulier […] ces modes de vie […] qui attirent depuis longtemps ceux qui s’intéressent à la possibilité d’organiser les relations sociales en l’absence de violence organisée et d’État. » Si cet ouvrage soulève de nombreuses interrogations, c’est notamment parce que, comme l’écrivent les auteurs, « ce volume fournit une description détaillée de plusieurs formes d' »anarchie réellement existante », par opposition aux modèles utopiques d’anarchisme formulés par les intellectuels européens » (pp. 9-10).

Les contributions de ce livre se rapprochent aussi nettement de la thèse développée par James C. Scott dans son célèbre livre, « Zomia » – un autre ouvrage majeur d’anthropologie anarchiste – du nom donné par un géographe à cette immense zone montagneuse étendue sur huit Etats, de la Birmanie au Vietnam. Il y met en évidence que l’histoire des communautés des hautes-terres s’inscrit largement dans une logique d’autonomie et de « fuite »face à l’emprise et aux fléaux infligés par les Etats prédateurs des basses-terres (l’esclavage, la circonscription, les tributs, la dépendance, …). Les contributions d’« Anarchic solidarities », et l’histoire de la région Malaisie-Philippines-Bornéo en général, confirment et sont largement complémentaires de la thèse de Scott. Mais plusieurs différences importantes avec son étude se font jour : tout d’abord, Scott s’intéresse principalement à des facteurs « objectifs », matériels ou écologiques, à l’écologie de la région et les possibilités de refuges offertes par les montagnes et par l’agriculture itinérante, l’agriculture sur brûlis. Les auteurs d’« Anarchic solidarities » s’intéressent quant à eux nettement plus à des facteurs « subjectifs » comme les valeurs et l’éthique qu’entretiennent ces montagnards dans leurs interrelations, ou à l’évaluation positive et en soi de l’autonomie personnelle des individus, « qui générèrent des formes de socialité attractives en soi » (p. 12).

« Deuxièmement, Scott s’intéresse à la gamme entière des formations sociales qui se sont organisées sans institutions étatiques centralisées, y compris celles qui sont organisées en groupes de descendance corporés à grande échelle [des groupes de parenté étendus et très structurés – ndt.] et qui peuvent être hiérarchisés les uns par rapport aux autres. Nous ne nous intéressons qu’aux formations sociales qui se situent à l’extrémité la plus anarchique et la plus égalitaire de ce spectre, des formations dont les membres rejettent la subordination des individus à tout groupe plus grand que le foyer et qui subviennent à leurs besoins grâce à des techniques [de subsistance] qui ne requièrent qu’une accumulation minimale de biens, comme la pêche, la chasse, la cueillette et la culture itinérante. Les différences fondamentales entre les valeurs politiques des systèmes étatiques hiérarchiques et celles des systèmes organisés selon les principes de solidarité anarchique sont encore plus évidentes dans ces cas que dans ceux examinés par Scott.

Troisièmement, Scott s’appuie principalement sur les documents écrits laissés par les agents des États des basses-terres, pour qui les principes de fonctionnement des sociétés anarchiques étaient forcément obscurs. […] Nous nous sommes principalement appuyés sur l’observation participante à long terme dans des sociétés existantes de ce type et nous avons pu décrire les mécanismes précis et souvent subtils par lesquels elles organisent leur vie. Ceux-ci sont en effet plus insaisissables que les groupes de parenté corporés, les dynasties royales et les États-nations délimités qui définissent la structure sociale des sociétés des basses terres de la région, mais elles n’en sont pas moins réelles pour autant » (pp. 12-13).

« Le mode de vie semi-nomade que permet l’agriculture itinérante offre aux individus une plus grande liberté dans le choix des personnes avec lesquelles ils vont vivre que l’agriculture sur champs permanents. De nombreux peuples ont choisi de vivre de cette manière même lorsqu’ils n’étaient pas directement menacés par des États et qu’ils connaissaient bien les autres méthodes de subsistance. La plus grande différence entre ce livre et celui de Scott est peut-être qu’il a écrit son livre comme une élégie pour un mode de vie qu’il considère comme ayant effectivement pris fin il y a cinquante ans. Cette conclusion nous semble indûment pessimiste. Il n’y a rien d’utopique dans les systèmes sociaux anarchiques dont il est question dans cet ouvrage, qui ont persisté dans toute l’Asie du Sud-Est pendant des générations. Les auteurs des chapitres de ce livre ont tous effectué leur travail de terrain au cours des cinquante dernières années, et le mode de vie qui y est décrit était encore bien vivant à l’époque des premiers travaux de terrain, même s’il a subi partout des pressions croissantes depuis lors.

En outre, […] il existe de nombreux motifs de solidarité entre les peuples égalitaires des hautes-terres et les peuples situés au bas des hiérarchies des basses-terres. Les peuples décrits dans ce livre ont souvent commencé à développer des alliances avec les opposants aux élites politiques des basses-terres, dans leur propre pays, et avec les Organisations Non Gouvernementales internationales qui ont pris fait et cause pour les droits des indigènes » (pp. 13-14).

En France, c’est Charles Macdonald qui s’est consacré à théoriser le fonctionnement de ces formations sociales anarchiques. Et on se référera souvent à ses travaux et à ses importantes analyses dans la série d’articles qui suivront. Pour quelles raisons s’intéresser longuement à ces sociétés  d’Asie du Sud-Est insulaire, pourquoi vouloir faire connaître cette ethnographie et les analyses de ces modes de vie particuliers ? Comme on l’a dit, ces groupes ou ces cultures révèlent un égalitarisme soutenu, et celles-ci ne sont pas rares. Il existe en fait une pluralité de sociétés de ce genre dans cette région du globe, des sociétés à la population nombreuse, allant d’un égalitarisme extrême à des formes intermédiaires. Analyser leur mode de sociabilité, leurs conceptions morales ou leurs pratique de coopération, le fonctionnement de leurs relations sociales, permet aussi d’interroger le fonctionnement d’autres groupes et univers sociaux aux pratiques étonnamment similaires, dans d’autres aires géographiques – comme les chasseurs-cueilleurs Paliyans en Indes, des groupes inuits, etc. -, comme s’y sont attachés Charles Macdonald ou Thomas Gibson.

La connaissance de ces mondes sociaux encore largement intégrés et indépendants il y a quelques décennies alimente ainsi une autre vision de l’histoire. C’est une contribution à l’histoire et l’étendue des possibles, comme celle que l’anthropologue David Graeber appelait de ses vœux. L’ethnographie de ces univers apporte ainsi des nuances de taille et une contradiction au récit grossièrement hiérarchique habituel de l’histoire, qui fait de la hiérarchie et de la domination des constantes des sociétés humaines, qui fait de ces types de relations sociales une pente naturelle, voire un mal nécessaire. Ces groupes d’essarteurs ou de chasseurs-cueilleurs auxquels on s’intéresse peuvent susciter l’étonnement ou l’admiration pour leur ethos de non violence accentué, ou encore pour l’éthique de solidarité prononcée qui s’y manifeste. S’il faut se garder d’idéaliser complètement ces univers, faits de relations entre personnes aux prises avec des difficultés de vie ou des tensions interpersonnelles importantes, à l’inverse, le credo pseudo « réaliste » et pseudo averti qui voudrait que les relations sociales soient partout et toujours façonnées par la compétition ou l’intérêt étroitement individuel s’avère définitivement creux, vide de pertinence.

Les raisons de s’intéresser à ces cultures sont diverses. Sur le plan scientifique, elles obligent aussi à questionner certaines notions et modalités d’interprétation dominantes de l’anthropologie, comme le paradigme maussien du « don » et de la logique de « réciprocité », par lesquels on interprète souvent exclusivement la logique des échanges entre groupes et individus. Thomas Gibson a ainsi montré que le paradigme le plus adéquat pour les Buid était celui du « partage », pensé par l’ethnologue James Woodburn à partir des pratiques de chasse des Hadza en Tanzanie. Ou bien, c’est l’idée même de « société » ou celle de « groupes sociaux » qui peut être remise en cause, les relations sociales apparaissant particulièrement lâches et peu structurées chez ces populations d’essarteurs. On y constate aussi que l’égalité y constitue un phénomène ou une construction complexe, active et entretenue, dont C. Macdonald ou T. Gibson s’attèlent à démêler les fils, les logiques sociales qui la constituent. On y apprend ainsi comment ces dynamiques coexistent sans exclure des relations asymétriques effectivement présentes elles aussi – entre « aînés et cadets et hommes et femmes notamment. Cela nous invite ainsi à affiner les termes et les notions dont on dispose pour aborder et analyser ces phénomènes multi-dimensionnels, pour peut-être mieux lire et comprendre éventuellement aussi ce qui nous environne, les relations dans lesquelles nous sommes immergés. Le travail de compréhension de ces sociétés soulève encore de nombreuses autres questions : dans quelle mesure ces dimensions de leur vie sociale – non violence, autonomie, égalitarisme, … – s’articulent-elles et font elles partie d’un ensemble cohérent ? Dans quelle mesure s’impliquent-elles les unes les autres ?

En Asie du sud-est « des îles égalitaires dans une mer de prédateurs »

Il existait en Asie du Sud-est insulaire, sur la péninsule de Malaisie et sur les îles des Philippines auxquelles on va particulièrement s’intéresser ici, des populations indigènes aux cultures ainsi qu’aux mode de vie et d’organisation sociale variés, souvent très contrastés. Ces régions tropicales dominées par un vaste et dense couvert forestier, essentiellement constituées de zones montagneuses s’agissant de l’archipel philippin, étaient habitées par des populations animistes de chasseurs-cueilleurs, de cultivateurs sur brûlis dispersées dans les plaines ou les hautes-terres ou des pêcheurs nomades. Elles étaient habitées aussi par des populations à la démographie plus importante et l’organisation sociale plus complexe – avec des hiérarchies politiques et une organisation administrative, vivant dans des villages, etc. – et pratiquant souvent un mixte de culture sur brûlis et de riziculture irriguée, et engagées pour certaines, sur les côtes, dans le commerce maritime. Ces formes distinctes de modes de vie coexistèrent durant des centaines d’années et jusqu’au cours du 20ème siècle.

(La culture sur brûlis est basée sur le défrichage de parcelles de terrain dans la forêt, parcelles dont on brûle les végétaux taillés et les arbres abattus une fois séchés, pour cultiver ensuite la terre enrichie des cendres. Les cultivateurs y font traditionnellement pousser des patates douces, de l’igname, du taro, du riz ou encore du maïs, ainsi que des arbres fruitiers et de nombreuses plantes, pendant une ou deux années avant de défricher une autre parcelle de terrain.)

Trois cent ans de colonisation espagnole du 16ème au 19ème siècle – suivie par une colonisation américaine, de 1899 aux années 30, et japonaise ensuite, quelques années – ont entraînés des transformations importantes dans la vie de ces sociétés, directement ou indirectement, dans une région où par ailleurs des influences culturelles diverses – hindous, indonésiennes puis islamiques -, les relations d’échanges commerciales, les raids esclavagistes ou encore la domination politique de royaumes ont façonné depuis longtemps l’histoire des populations. L’emprise et le contrôle étatique accrus à l’époque contemporaine, le rapprochement et l’insertion d’une partie des activités de ces peuples indigènes dans une économie monétaire ou le développement de réseaux routiers et d’autres infrastructures, ont progressivement nivelé culturellement l’ensemble de ces sociétés. Mais cette variété persista jusqu’à la fin du vingtième siècle, avant d’être de plus en plus fortement érodée récemment par ces divers processus économiques et politique en voie d’accélération, avec des phénomènes comme le développement des industries minières ou de l’exploitation forestière dans les territoires autochtones, ou encore la conversion au christianisme ou à l’islam.

Carte de l’Asie du sud-est

Dans un article de 1979, l’ethnologue William Henry Scott a proposé pour les Philippines une classification de ces sociétés pour lesquelles les connaissances historiques remontent à l’époque préhispanique. Cette typologie devenue classique, valide dans ses grandes lignes, se fonde sur le critère de l’existence ou non chez elles de « classe » ou de « stratification sociale », puis des caractéristiques de ces élites ou classes dominantes éventuelles, et dégage quatre grands types distinctes :

1) Ces zones forestières et montagnardes abritaient en effet une gamme différenciée de sociétés à commencer par des « sociétés sans classes » et sans pouvoir politique institué, au-delà de l’autorité généralement informelle et relative d’Anciens respectés ou des responsables de hameaux, aux fonctions très circonscrites : Scott inclue dans cette catégorie des groupes de chasseurs-cueilleurs comme les Agta de Luzon – une des principales îles des Philippines -, tout comme des cultivateurs sur brûlis – comme par exemple les Hanunoo ou les Buid de l’île de Mindoro. Ces populations étaient généralement pacifiques, voire particulièrement non violentes, mais comptaient aussi des groupes belliqueux, tels que les Ilongot de l’Est de Luzon, chez qui les hommes pratiquaient des raids qui étaient l’occasion d’une chasse aux têtes, mais qui ne connaissaient aucun leaders ou strate de guerriers spécialisés et dont les communautés n’avaient ici non plus aucun chefs.

2) Mais ces populations se distinguaient de ce que Scott appelle les « sociétés à élites » dans lesquelles existait une véritable strate de guerriers distingués,au statut spécifique, acquis par leurs prouesses lors des raids qu’ils menaient. Mais ces hommes restaient par contre des cultivateurs comme tous le monde au sein de ces communautés.

3) D’autres sociétés aux populations plus denses se caractérisaient par l’existence de minorités possédantes qui jouissaient de propriétés héréditaires – de territoires, de mines, etc. – entretenant leur statut par des fêtes de prestige – des « petites ploutocraties » (le pouvoir d’une minorité), selon la terminologie de W. H. Scott. C’était le cas chez les Ifugaos vivant dans des villages fortifiés dans les hauteurs de la cordillère de Luzon, cultivateurs sur brûlis et aussi de riz irrigué en terrasse.

4) Enfin, la région connaissait des « principautés »constituées d’une classe dirigeante cette fois-ci détentrice d’un véritable pouvoir politique développé, centralisé et s’appuyant sur une administration. Ces entités entretenaient aussi de petites armées, étaient engagées dans le commerce maritime et fondaient une partie de leur richesse sur l’esclavagisme. C’était le cas chez les Maranao à Mindanao, une des plus importantes populations indigènes des Philippines, islamisée au 16ème siècle, et surtout le cas du Sultanat de Sulu, véritable petit Etat établi sur l’île de Jolo au nord-est de Bornéo, dont les raids esclavagistes réguliers, plus ou moins intenses selon les périodes, décimèrent les populations environnantes pendant plusieurs siècles, les conduisant ainsi à se réfugier dans les hautes-terres à l’intérieur des territoires.

Des sociétés « non stratifiées » et « lâchement structurées ».

Parmi les diverses populations de cultivateurs sur brûlis qui peuplaient ces régions, les premiers observateurs puis la recherche ethnologique ont donc signalé et décrit depuis longtemps l’existence de ces communautés  « non stratifiées » – celles du premier type – connues pour la faiblesse ou leur absence de hiérarchies et d’inégalités sociales internes. Mais, autre caractéristique, celles-ci apparaissaient aussi comme très faiblement organisées, « lâchement structurées »(selon une expression de l’ethnologue John Embree pour la Thaïlande), ou « non cristallisées » (Yasushi Kikuchi). Il n’existait en effet aucun « groupes sociaux » constitués à l’intérieur de ces sociétés,aucun « groupes corporés » (« corporate groups », en anglais), comme l’ethnologie les appelle et qui sont une caractéristique de la plupart des sociétés.

Cette dimension de leur vie sociale était encore une caractéristique importante des peuples Palawan dans les années 80, des Semai ou des Temiar en Malaisie ou des Buid et de l’ensemble des groupes appelés « Mangyan », à Mindoro – les Iraya, Batangan, Alangan, Tau-Buhid, etc. Ces caractéristiques se retrouvaient aussi chez divers groupes du nord de Bornéo comme les peuples Dusun et d’autres encore. Ces sociétés ne révèlent en effet aucun type de groupe ayant une existence en continuité, nommé, engendrant droits et obligations, tels que des « clans », « lignages », « sociétés secrètes » ou autres groupes de parenté identifiés, bien définis et nommés, définissant une appartenance. Et plus largement, la composition des hameaux dans lesquels vivaient ces cultivateurs y était très souvent changeante, temporaire, à tel point que l’utilisation du terme même de « société » pour ces populations est parfois remis en cause par les spécialistes de ces groupes culturels.

… « des sociétés égalitaires ».

Parmi ces sociétés de cultivateurs non stratifiées enfin, un certain nombre d’entre elles apparaissait à maints égards aussi comme largement « égalitaires ». C’était le cas non seulement par leur absence de stratification sociale, de division entre riches et pauvres, mais par d’autres caractéristiques encore comme leurs pratiques de redistribution égalitaire des produits cultivés et chassés, ou la forte attention accordée à l’autonomie individuelle, ou encore l’existence de formes de « leadership » (le terme étant lui-même discutable) très faibles. Charles O. Frake écrit ainsi, pour les Subanon (ou Subanun), de l’île de Mindanao :

« La société Subanun ne connaît pas de positions ou de fonctions absolues à l’échelle de la société qui confèrerait automatiquement à leur titulaire le droit à la déférence et à l’autorité sur les autres. L’approximation la plus proche d’une telle fonction formelle est le statut de spécialiste religieux ou de « médium » auquel on s’en remet dans les affaires religieuses mais qui n’a pas de voix spéciale dans les affaires en dehors de son domaine […]. La prise en charge de rôles décisionnels dans les domaines juridique, économique et écologique ne dépend pas de l’acquisition d’une fonction mais de la démonstration continue de sa capacité à prendre des décisions dans le contexte des relations sociales. »

C’est à ces populations-ci auxquelles on s’intéressera principalement dans ce blog, dans une série d’articles qu’on publiera régulièrement. A des sociétés réparties dans les principales îles de l’archipel philippin, comme particulièrement les Buid ou les Hanunoo de l’île de Mindoro, les Teduray et les Subanon de Mindanao ou les Palawan de l’île du même nom. On s’intéressera aussi en Malaisie aux Semai ainsi qu’aux groupes de chasseurs-cueilleurs Batek et Chewong qui partageaient ou partagent encore avec ces cultivateurs diverses caractéristiques communes.

Comme bien d’autres en Asie du Sud-Est, ces peuples sont établis dans des zones forestières et montagneuses difficiles d’accès ou qui l’étaient pendant longtemps et jusque tout récemment, sans voies de communication pérennes autres que des sentiers escarpés impraticables une bonne partie de l’année. Cet isolement géographique leur permettait de se tenir à distance des populations côtières ou des vallées, prédatrices, et dont ces gens rejettent aussi explicitement les valeurs compétitives, dominatrices ou les comportements agressifs. Ces hautes-terres apparaissaient à différents égards comme des zones de « refuge », comme l’a dépeint James C. Scott dans son livre « Zomia » pour l’immense zone montagneuse d’Asie continentale s’étendant du nord-est de l’Inde jusqu’au Vietnam. Leur éloignement des sociétés et des pouvoirs politique établis dans les vallées ou sur les côtes leur a permis de conserver un mode de vie traditionnel et une forte indépendance quasiment tout au long du vingtième siècle et jusque très récemment encore.

Cachées dans la littérature ethnologique ?

Des aspects essentiels de ces sociétés semblent être longtemps restés dans l’ombre. Certains des traits centraux qui les caractérisent et les rapprochent semblent être nettement restés en arrière-plan des analyses et de la littérature ethnologique sur cette région : leur non violence très marquée et profondément intériorisée, les pratiques de redistribution et logiques de partage égalitaires qui y ont cours ou l’importance culturelle accordée à l’autonomie individuelle, qu’a étudié Thomas Gibson dans les années 80. Ou encore, la cohérence et les dynamiques d’ensemble par lesquelles s’entretiennent ces valeurs et pratiques d’autonomie, d’égalité et de coopération, qu’ont mis en évidence ultérieurement Charles Macdonald et Gibson.

« The Semai : a non violent people » de Robert Dentan, édité pour la première fois en 1968, fait exception, qui rend compte de la culture et des valeurs pacifiques des Semai ainsi que de leur égalitarisme en lien avec les différentes dimensions de leur vie sociale, économique ou leur cosmologie, selon des logiques de fonctionnement que l’auteur explicite précisément. Mais la plupart des travaux des années 50 aux années 70 semble avoir porté sur les objets d’étude alors courants, centraux, de cette période, en premier lieu le système de parenté « cognatique » ou « indifférencié » omniprésent dans cette région(sur lequel on reviendra dans d’autres articles). Ou les pratiques de l’agriculture sur brûlis dans cet environnement tropical, ou les pratiques rituelles et les mythes, les langues, etc. Si certaines recherches se penchaient sur des dimensions précises de la vie et l’organisation sociopolitique de ces communautés – comme le type d’autorité ou de « leadership » assez lâches existant ou encore la justice coutumière chez les Teduray, avec Stuart Schlegel – c’était de façon plutôt déconnectée de l’ensemble de leur vie et des valeurs de ces cultivateurs. C. Macdonald, dans son livre de 1971 « Une société simple », s’était consacré surtout à l’étude des statuts et relations de parenté, aux formes d’autorité véhiculées dans ces relations et aux logiques d’installation de regroupement dans les hameaux, qui donnaient une cohésion à ces communautés, au-delà de leur tendance à « l’extrême dispersion ».

Mais les logiques de leurs relations ou de leur culture égalitaires, de ces cultures pacifiques et d’autonomie individuelle – ce qui les entretient, leur cohérence d’ensemble – sont largement restées en arrière-plan. De rares ethnologues s’y sont donc intéressés, comme R. Dentan puis dans les années 80 Thomas Gibson avec l’analyse de la façon dont les Buid de la région d’Ayufai, à Mindoro, évitaient toutes relations de dépendance – de leurs activités de coopération agricole à leur vie matrimoniale, jusque dans leur façon d’interagir et de discuter entre eux … . C’est peut-être surtout des années 90 aux années 2000 que les études sur ces cultures non violentes ont émergé, avec des articles de Gibson, Dentan, Signe Howell (sur les Chewong) ou Clifford Sather (les Sama Dilaut), dans des recueils comme « Societies at peace » (1989), puis plus tard « Keeping the Peace » (2004). Viendront ensuite les livres dans lesquels seront exposés plus précisément ces valeurs et styles de vie : « Wisdom from a rainforest » de Stuart Schlegel en 1998, « Overwhelming terror » de Robert Dentan(2008) ou « The headman was a woman », de Karen et Kirk Endicott(2008, qui se traduit par « Le leader était une femme. L’égalitarisme de genre des Batek de Malasie »).

Le recueil d’articles rassemblés dans « Anarchic solidarities » et paru en 2011 est venu précisément pointer ces valeurs morales égalitaires et ces dimensions politiques conscientes, en se concentrant plus particulièrement sur les sources et les mécanismes des relations de solidarité à l’œuvre dans ces univers sociaux au sein desquels les rapports de coercition semblent inexistants. L’ethnologue Charles Macdonald – un des deux chercheurs à l’origine de cet ouvrage collectif – se consacre quant à lui expressément à ces questions depuis 2011, en pionnier d’une anthropologie anarchiste. Son livre « Anthropologie de l’anarchie », paru en 2016, synthétise ses recherches et est aussi le seul ouvrage en français dans lequel il est possible de trouver un compte rendu étendu de l’une de ces cultures dans ses différentes dimensions, celle des Palawan (à côté d’autres de ses livres et articles portant sur des aspects particuliers de la culture palawan – relations de parenté, résidence, mythologies, cultes, … – et ceux de Nicole Revel).

Elles restent curieusement très peu connues et ne font aujourd’hui encore que peu référence dans la littérature anthropologique et dans la connaissance commune, comme le font par exemple les chasseurs-cueilleurs San ou Hadza lorsqu’il s’agit d’évoquer des sociétés au fonctionnement et aux valeurs égalitaires.

« Egalitaires » ? Quels termes ? Une interrogation aux dimensions multiples.

Une partie des populations de cultivateurs « non stratifiés » des Philippines comme de Bornéo également a été qualifiée aussi « d’égalitaire » sur la base de ces constats selon lesquels il n’y existait pas de pouvoir politique et pas de propriété privée ou de restriction d’accès aux terres pour leur mise en culture. Elles manifestaient ainsi une égalité d’opportunité et ce type agriculture aux rendements assez faibles offrait également peu de possibilité d’accumulation et de constitution de stock, et présentait donc peu de possibilités pour le développement d’une stratification sociale sur une base économique. Pour Bornéo, l’utilisation de ce qualificatif renvoie notamment à une distinction établie précocement par le célèbre ethnologue Edmund Leach entre « sociétés stratifiées » et « sociétés égalitaires » dans son rapport de 1950 sur l’ethnographie de Bornéo. Les disciples de Leach ont réalisé des études restées célèbres sur certaines de ces dernières, comme celles de Derek Freeman sur les communautés Iban de Bornéo et leur « égalitarisme »(1970), en reprenant cette distinction. Mais cette qualification a été contestée car une partie de ces sociétés en apparence « égalitaires », comme les Iban, connaissait aussi des valeurs et des relations de compétition significatives et, malgré tout, des différenciations économiques et de statut entre familles étendues, certaines réussissant à produire et accumuler plus de riz que d’autres certaines années. C’était le cas aussi chez les Gerai à Bornéo, étudiés par Christine Helliwell, chez qui étaient visibles des productivités inégales selon les « groupes de riz » – des famille étendues qui cultivaient ensemble – le surplus ensuite échangé ou vendu permettant la construction de maisons longues, coûteuses, et dont la possession autorisait selon leurs conceptions la tutelle d’un foyer, possession qui induisait des jugements et classements importants.

Par ailleurs, des formes de domination masculine manifestes dans les activités collectives et publiques y étaient aussi présentes, malgré la faible asymétrie sexuelle rencontrée un peu partout dans cette région d’Asie du Sud-Est insulaire.

Ces questions ont alimenté des discussions critiques et des mises au point sur les termes pour relativiser la pertinence de ce qualificatif, et surtout mieux analyser les dynamiques complexes dans lesquelles s’imbriquent formes d’égalitarisme et relations hiérarchiques ou compétitives. On les trouve dans des analyses comme celles de Christine Helliwel au sujet des Gerai, de Kenneth Sillander pour les Bentian de Bornéo ou de Aram Yengoyan questionnant « l’égalitarisme » attribué à l’ethnie Iban au nord de cette même île. Dans d’autres articles, Helliwell a également  questionné et déconstruit l’application des notions d’« égalité » ou d’« autonomie », issus des sociétés et de la philosophie européennes, pour mettre en doute l’idée qu’ils aient nécessairement leurs équivalents au sein d’autres univers culturels.

Ces controverses ont permis de faire avancer et d’affiner les réflexions. Les questionnements sur l’égalitarisme, les « inégalités », « la hiérarchie » ou encore « l’autonomie » correspondent à des phénomènes complexes et sont des sujets aux dimensions multiples. Mais l’emploi du terme, « égalitaire », et bien sûr l’intérêt porté à ces mécanismes et à ces dimensions de l’organisation et de la vie des communautés ne peuvent être disqualifiés par des affirmations rapides et générales (sur l’idée d’une « égalité » envisagée comme intégrale et qui bien sûr « n’existe pas »), sur la base de quelques constats superficiels. On risquerait de passer à côté de caractéristiques fondamentales de ces types de formations sociales et de différences importantes entre elles et d’autres univers sociaux. Et c’est à toutes ces questions qu’on s’intéressera aussi au travers d’une suite d’articles.

Il existe bien aussi parmi ces sociétés asiatiques des populations non stratifiées et sans hiérarchie sociale où l’absence et le rejet de la violence sont ancrés dans des pratiques et une sociabilité pacifiques très fortes, des normes et des pratiques de partage et de coopération prononcées, une grande autonomie individuelle. Si des figures d’autorité – chamans, anciens, responsables de hameau – y émergent, leur autorité y est très relative et circonscrite et n’évolue pas vers des formes de pouvoir. Ou si l’inégalité ou l’asymétrie sexuelle n’est pas absente, elle y a cours à des degrés bien plus faibles et circonscrits qu’ailleurs et certains des mécanismes habituels de domination masculine y sont notoirement absents.

Ces traits ou les divers aspects évoqués ne sont pas tous partagés ou répandus au même degré dans ces cultures d’orientation égalitaires et non violentes. Ces sociétés sont différentes les unes des autres. Il existait ainsi une gamme diversifiée, un dégradé ou des combinaisons diverses de ces éléments, en termes d’égalitarisme, ou à l’inverse de formes de leadership émergentes. Si l’on peut et doit interroger le label « égalitaire » les groupes auxquels on s’intéressera dans ce blog au fil d’une série d’articles révèlent un ethos et des mécanismes sociaux étonnamment égalitaires.