Un ouvrage collectif : « Anarchic solidarities » – « Solidarités anarchiques. Autonomie, égalité et compagnonnage en Asie du Sud-est ».

C’est un des grands intérêts du recueil d’articles « Anarchic solidarities » que d’avoir mis en valeur l’existence de ces sociétés d’essarteurs et de chasseurs-cueilleurs égalitaires des Philippines, de Malaisie ou Bornéo, en développant l’analyse des mécanismes sociaux particuliers qui entretiennent la cohésion dans ces communautés. Des communautés dans lesquelles, par ailleurs, de nombreux facteurs concourent à la dispersion de leurs membres : un habitat très dispersé, une faible démographie, des groupes faiblement structurés et de petite taille (fréquemment des hameaux de 15 ou 20 individus et des bandes de 20 à 30 personnes chez les chasseurs-cueilleurs), et des cultures dans lesquelles l’autonomie individuelle est fortement valorisée.

En 2009, une journée d’étude a réuni une dizaine des meilleurs spécialistes de ces cultures, à l’initiative de Charles Macdonald et de Kenneth Sillander, pour aboutir ensuite à la publication de ce livre, non traduit en français. Ces chercheurs y développent donc une interrogation sur les divers types de pratiques et les « mécanismes » alimentant les valeurs et les pratiques de solidarité et d’entraide importants existant dans ces communautés. Ceci pour tenter de mieux comprendre et rendre compte des logiques et modes de fonctionnements souvent subtils qui y sont à l’œuvre – par exemple par les façons dont sont conçus et organisés les relations de parenté « inclusives » (c’est-à-dire dans lesquels vous êtes presque systématiquement nommé et considéré comme un parent), par des pratiques de coopération agricole, de redistribution alimentaire fondées sur des valeurs et une logique de partage systématisée, ou plus généralement une éthique de solidarité, des valeurs altruiste, etc.

Le point commun et point de départ de l’ensemble de ces analyses porte sur le constat de fluidité de la vie sociale de ces populations, et se base sur la notion « d’agrégation ouverte » : « Le concept d’agrégation ouverte, qui fait référence à la facilité avec laquelle les relations sociales et les groupes se forment et se dissolvent dans ces sociétés […] a servi de concept clé » (p. 2) réunissant ces chercheurs. Mais ceux-ci pointent d’autres caractéristiques de ces groupes ethniques faiblement corporés (c’est-à-dire sans aucun type de « groupes sociaux » permanents existant en leur sein), comme les formes d’égalitarisme qui y existent. Ce volume met tout particulièrement et très nettement en évidence le fait que parmi les sociétés aux fonctionnements égalitaires  d’Asie du Sud-Est insulaire  figurent non seulement des chasseurs-cueilleurs mais aussi des cultivateurs sur brûlis. Il marque ainsi une avancée sur ce sujet classique de questionnement anthropologique qu’est l’égalitarisme – sujet particulièrement renouvelé ces dernières années -, des relations sociales largement égalitaires étant généralement identifiées et attribuées seulement dans les populations de chasseurs-cueilleurs. Ces contributions interrogent ainsi les raisons de cet égalitarisme, de ces pratiques égalitaires (de partage, d’entraide, d’autonomie personnelle, …), celles-ci étant généralement attribuées aux conditions de vie particulières qu’impose et entretient un mode de subsistance fondé sur la chasse et la cueillette, nécessitant de vivre en petits groupes mobiles, nomades, ayant très peu de biens matériels et presque pas de possessions personnelles pour pouvoir se déplacer, ne stockant pas de nourriture, etc. Si ce type de socialité, ces idéologies ou cette éthique ne sont pas seulement liées à un mode de subsistance spécifique, alors il faut aussi aller chercher du côté du politique ou de l’éthique, de la conscience ou encore d’un intérêt en soi pour ces types de relations.

Sillander et Gibson écrivent ainsi dans leur introduction au livre : « Ce volume rapproche un certain nombre de sociétés normalement placées dans des cadres d’analyse distincts, en fonction de leurs modes de subsistance traditionnels : chasseurs-cueilleurs nomades, cultivateurs itinérants, nomades de la mer et paysans intégrés dans une économie de marché. Les auteurs se sont rencontrés parce qu’ils ont conclu que ces sociétés partagent quelque chose de plus fondamental : un mode de socialité qui maximise l’autonomie personnelle, l’égalitarisme politique et des formes inclusives de solidarité sociale », qui sont étonnamment similaires et convergents.

« L’autonomie personnelle y est maintenue dans une logique « d’agrégation ouverte », dans laquelle tous les groupes au-delà de la famille domestique sont vaguement définis, éphémères, et faiblement corporés, et dans laquelle les appartenances sont fluides, électives, et s’entremêlent. L’autonomie politique est maintenue en occupant des zones difficiles à administrer pour les États, comme les montagnes, les marais et la haute mer. L’égalité économique est maintenue par l’utilisation de techniques de subsistance qui nécessitent peu de capital physique accumulé [peu de force de travail collective, ndt.]. En bref, les membres de ces sociétés se caractérisent par un fort engagement envers la solidarité tout en défendant un large degré d’autonomie personnelle. Ils ont pratiqué pendant des générations des formes d’anarchie politique et de solidarité sociale qui n’apparaissent dans de nombreuses autres  sociétés que dans des mouvements millénaires évanescents ou comme idéaux utopiques » (p. 1).

« La persistance de sociétés fondées sur ces principes dans toute l’Asie du Sud-Est jusqu’au 21ème siècle présente une sorte de paradoxe, puisque cette région a été dominée pendant des siècles par des sociétés fondées sur la servitude pour dettes, l’extraction de tributs et la hiérarchie sociale » (p. 7).

« Les groupes dont il est question dans cet ouvrage se définissent non pas par leurs traditions culturelles distinctes, mais par un mode de vie particulier […] ces modes de vie […] qui attirent depuis longtemps ceux qui s’intéressent à la possibilité d’organiser les relations sociales en l’absence de violence organisée et d’État. » Si cet ouvrage soulève de nombreuses interrogations, c’est notamment parce que, comme l’écrivent les auteurs, « ce volume fournit une description détaillée de plusieurs formes d' »anarchie réellement existante », par opposition aux modèles utopiques d’anarchisme formulés par les intellectuels européens » (pp. 9-10).

Les contributions de ce livre se rapprochent aussi nettement de la thèse développée par James C. Scott dans son célèbre livre, « Zomia » – un autre ouvrage majeur d’anthropologie anarchiste – du nom donné par un géographe à cette immense zone montagneuse étendue sur huit Etats, de la Birmanie au Vietnam. Il y met en évidence que l’histoire des communautés des hautes-terres s’inscrit largement dans une logique d’autonomie et de « fuite »face à l’emprise et aux fléaux infligés par les Etats prédateurs des basses-terres (l’esclavage, la circonscription, les tributs, la dépendance, …). Les contributions d’« Anarchic solidarities », et l’histoire de la région Malaisie-Philippines-Bornéo en général, confirment et sont largement complémentaires de la thèse de Scott. Mais plusieurs différences importantes avec son étude se font jour : tout d’abord, Scott s’intéresse principalement à des facteurs « objectifs », matériels ou écologiques, à l’écologie de la région et les possibilités de refuges offertes par les montagnes et par l’agriculture itinérante, l’agriculture sur brûlis. Les auteurs d’« Anarchic solidarities » s’intéressent quant à eux nettement plus à des facteurs « subjectifs » comme les valeurs et l’éthique qu’entretiennent ces montagnards dans leurs interrelations, ou à l’évaluation positive et en soi de l’autonomie personnelle des individus, « qui générèrent des formes de socialité attractives en soi » (p. 12).

« Deuxièmement, Scott s’intéresse à la gamme entière des formations sociales qui se sont organisées sans institutions étatiques centralisées, y compris celles qui sont organisées en groupes de descendance corporés à grande échelle [des groupes de parenté étendus et très structurés – ndt.] et qui peuvent être hiérarchisés les uns par rapport aux autres. Nous ne nous intéressons qu’aux formations sociales qui se situent à l’extrémité la plus anarchique et la plus égalitaire de ce spectre, des formations dont les membres rejettent la subordination des individus à tout groupe plus grand que le foyer et qui subviennent à leurs besoins grâce à des techniques [de subsistance] qui ne requièrent qu’une accumulation minimale de biens, comme la pêche, la chasse, la cueillette et la culture itinérante. Les différences fondamentales entre les valeurs politiques des systèmes étatiques hiérarchiques et celles des systèmes organisés selon les principes de solidarité anarchique sont encore plus évidentes dans ces cas que dans ceux examinés par Scott.

Troisièmement, Scott s’appuie principalement sur les documents écrits laissés par les agents des États des basses-terres, pour qui les principes de fonctionnement des sociétés anarchiques étaient forcément obscurs. […] Nous nous sommes principalement appuyés sur l’observation participante à long terme dans des sociétés existantes de ce type et nous avons pu décrire les mécanismes précis et souvent subtils par lesquels elles organisent leur vie. Ceux-ci sont en effet plus insaisissables que les groupes de parenté corporés, les dynasties royales et les États-nations délimités qui définissent la structure sociale des sociétés des basses terres de la région, mais elles n’en sont pas moins réelles pour autant » (pp. 12-13).

« Le mode de vie semi-nomade que permet l’agriculture itinérante offre aux individus une plus grande liberté dans le choix des personnes avec lesquelles ils vont vivre que l’agriculture sur champs permanents. De nombreux peuples ont choisi de vivre de cette manière même lorsqu’ils n’étaient pas directement menacés par des États et qu’ils connaissaient bien les autres méthodes de subsistance. La plus grande différence entre ce livre et celui de Scott est peut-être qu’il a écrit son livre comme une élégie pour un mode de vie qu’il considère comme ayant effectivement pris fin il y a cinquante ans. Cette conclusion nous semble indûment pessimiste. Il n’y a rien d’utopique dans les systèmes sociaux anarchiques dont il est question dans cet ouvrage, qui ont persisté dans toute l’Asie du Sud-Est pendant des générations. Les auteurs des chapitres de ce livre ont tous effectué leur travail de terrain au cours des cinquante dernières années, et le mode de vie qui y est décrit était encore bien vivant à l’époque des premiers travaux de terrain, même s’il a subi partout des pressions croissantes depuis lors.

En outre, […] il existe de nombreux motifs de solidarité entre les peuples égalitaires des hautes-terres et les peuples situés au bas des hiérarchies des basses-terres. Les peuples décrits dans ce livre ont souvent commencé à développer des alliances avec les opposants aux élites politiques des basses-terres, dans leur propre pays, et avec les Organisations Non Gouvernementales internationales qui ont pris fait et cause pour les droits des indigènes » (pp. 13-14).

En France, c’est Charles Macdonald qui s’est consacré à théoriser le fonctionnement de ces formations sociales anarchiques. Et on se référera souvent à ses travaux et à ses importantes analyses dans la série d’articles qui suivront. Pour quelles raisons s’intéresser longuement à ces sociétés  d’Asie du Sud-Est insulaire, pourquoi vouloir faire connaître cette ethnographie et les analyses de ces modes de vie particuliers ? Comme on l’a dit, ces groupes ou ces cultures révèlent un égalitarisme soutenu, et celles-ci ne sont pas rares. Il existe en fait une pluralité de sociétés de ce genre dans cette région du globe, des sociétés à la population nombreuse, allant d’un égalitarisme extrême à des formes intermédiaires. Analyser leur mode de sociabilité, leurs conceptions morales ou leurs pratique de coopération, le fonctionnement de leurs relations sociales, permet aussi d’interroger le fonctionnement d’autres groupes et univers sociaux aux pratiques étonnamment similaires, dans d’autres aires géographiques – comme les chasseurs-cueilleurs Paliyans en Indes, des groupes inuits, etc. -, comme s’y sont attachés Charles Macdonald ou Thomas Gibson.

La connaissance de ces mondes sociaux encore largement intégrés et indépendants il y a quelques décennies alimente ainsi une autre vision de l’histoire. C’est une contribution à l’histoire et l’étendue des possibles, comme celle que l’anthropologue David Graeber appelait de ses vœux. L’ethnographie de ces univers apporte ainsi des nuances de taille et une contradiction au récit grossièrement hiérarchique habituel de l’histoire, qui fait de la hiérarchie et de la domination des constantes des sociétés humaines, qui fait de ces types de relations sociales une pente naturelle, voire un mal nécessaire. Ces groupes d’essarteurs ou de chasseurs-cueilleurs auxquels on s’intéresse peuvent susciter l’étonnement ou l’admiration pour leur ethos de non violence accentué, ou encore pour l’éthique de solidarité prononcée qui s’y manifeste. S’il faut se garder d’idéaliser complètement ces univers, faits de relations entre personnes aux prises avec des difficultés de vie ou des tensions interpersonnelles importantes, à l’inverse, le credo pseudo « réaliste » et pseudo averti qui voudrait que les relations sociales soient partout et toujours façonnées par la compétition ou l’intérêt étroitement individuel s’avère définitivement creux, vide de pertinence.

Les raisons de s’intéresser à ces cultures sont diverses. Sur le plan scientifique, elles obligent aussi à questionner certaines notions et modalités d’interprétation dominantes de l’anthropologie, comme le paradigme maussien du « don » et de la logique de « réciprocité », par lesquels on interprète souvent exclusivement la logique des échanges entre groupes et individus. Thomas Gibson a ainsi montré que le paradigme le plus adéquat pour les Buid était celui du « partage », pensé par l’ethnologue James Woodburn à partir des pratiques de chasse des Hadza en Tanzanie. Ou bien, c’est l’idée même de « société » ou celle de « groupes sociaux » qui peut être remise en cause, les relations sociales apparaissant particulièrement lâches et peu structurées chez ces populations d’essarteurs. On y constate aussi que l’égalité y constitue un phénomène ou une construction complexe, active et entretenue, dont C. Macdonald ou T. Gibson s’attèlent à démêler les fils, les logiques sociales qui la constituent. On y apprend ainsi comment ces dynamiques coexistent sans exclure des relations asymétriques effectivement présentes elles aussi – entre « aînés et cadets et hommes et femmes notamment. Cela nous invite ainsi à affiner les termes et les notions dont on dispose pour aborder et analyser ces phénomènes multi-dimensionnels, pour peut-être mieux lire et comprendre éventuellement aussi ce qui nous environne, les relations dans lesquelles nous sommes immergés. Le travail de compréhension de ces sociétés soulève encore de nombreuses autres questions : dans quelle mesure ces dimensions de leur vie sociale – non violence, autonomie, égalitarisme, … – s’articulent-elles et font elles partie d’un ensemble cohérent ? Dans quelle mesure s’impliquent-elles les unes les autres ?

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